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Les trois Sels de la vie par François Plassard

le rapport à soi même, le rapport au collectif, le rapport à autrui.
Article publié le vendredi 5 mai 2006.


« Les êtres humains sont des lieux d’échanges, ils sont essentiellement dépendants de leur échanges...Si vos échanges s’arrêtent, vous régressez dans l’échelle de complexité, vous n’êtes plus qu’un ensemble de molécules » Hubert Reeves. « L’heure de s’ennivrer »

Le temps, un SEL (Système d’échange local) avec nous même ? Chaque matin nous nous réveillons avec 86 400 secondes versées sur notre compte personnel du temps. Comme le dit Huguette Bouttin, chaque soir le solde est éliminé, vous perdez ce que vous n’avez pas su utiliser. « Vous devez vivre le présent, avec le dépôt d’aujourd’hui, car hier fait partie de l’histoire, demain demeure un mystère, aujourd’hui est un cadeau qu’on appelle Présent ». Cette métaphore d’un compte personnel du temps qui s’évapore chaque jour est intéressante, car le « mourir à soi même » nos rapproche de ce que Confucius disait déjà si bien 500 ans avant Jésus Christ : « Vis chaque jour comme en mourrant tu aimerais avoir vécu ». Si pour l’espèce humaine c’est la conscience de la mort ( nous sommes les seuls êtres vivants à enterrer nos morts) qui semble la plus fondatrice de la hiérarchie des valeurs, ce Sel avec nous même qu’est le temps, nous invite à hiérarchiser l’essentiel de l’accessoire dans la relation que nous entretenons avec nous même.

Le vaste et anonyme SEL des échanges de marchandises sur la Planète Là il ne s’agit plus de la relation intime à soi même, mais de la relation au collectif pour produire des biens et des services que les néolibéraux disent « utiles » quand ils rencontrent une demande « solvable ». Ne nous étendons pas sur ce vaste SEL planétaire anonyme, simplement pour dire qu’il produit toujours plus de biens d’usages (nourriture, logements,habits,transports..) de plus en plus mal redistribués par le marché, car ce Sel exclut de sa communauté de plus en plus de personnes dites non solvables . Imaginez qu’à l’assemblée générale de nos SEL locaux, nous exclusions tous ceux qui ont un compte débiteur (soit la moitié !) sous prétexte que nous les jugions incapables de donner à leur tour quoi que ce soit ! Cela ferait du foin ! Rajoutez au fonctionnement de ce SEL planétaire cet effet pervers de la troisième fonction de la monnaie : de faire de l’argent avec de l’argent au delà des deux fonctions primitives de la monnaie que nous utilisons (celle d’être un étalon et un moyen de facilitation de l’échange) : le jeu inégal saute alors aux yeux ! Que dirions-nous dans notre SEL si nous nous échangions chaque jour soixante fois plus de signes ( chez nous des unités Cocagne) que des biens, des savoirs, des services coups de main ? Nombreux seraient alors ceux qui rappelleraient le bon sens : que la richesse c’est l’échange et non la spéculation-inflation d’unités ou de signes, abstractions inventées par les hommes. A quand un débat au sein de ce vaste SEL planétaire sur cette curieuse évolution qui a fait croître les revenus du capital en vingt ans de 22 % tandis que dans la même période les revenus du travail régressaient globalement de 17% ? Au lieu de mettre au centre du débat politique « Quelle type de richesse voulons nous produire ensemble et partager, associé à comment la produire ? », nous préférons focaliser l’effort collectif sur la croissance des flux monétaires dont nous savons qu’ils garantissent de moins en moins un mieux être collectif. Multiplions les accidents de transport, les épidémies et les catastrophes naturelles (réchauffement de la Planète) et nous ferons de la croissance monétaire, puisqu’à entendre les médias c’est devenu notre Religion. La pédagogie quotidienne des SEL est de nous apprendre que les unités échangées ne sont que simples repères, un simple sous-ensemble qui mesure très partiellement (heureusement) les richesses de toutes natures que nous produisons par nos échanges. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’argent ?

La relation à autrui Des trois types de relation qui fondent de tout temps, en tout lieu, toute société : la relation à soi, la relation au collectif, la relation à l’autre, c’est sur cette troisième relation ( même indissociable des deux autres) que l’aventure des SEL est la plus riche d’enseignement. En effet en essayant de (re) mettre l’humain au centre de tout échange : « le lien plus important que le bien » nous avons conscience d’aller à contre courant de l’évolution de l’échange contractuel et instrumentalisé du Marché et de l’Etat ! Tout a semblé se passer comme si l’expansion conjointe du Marché et de l’Etat, en nous réduisant à l’état de producteur, consommateur, épargnant, usager, contribuable, avait du même coup balayé toute une richesse anthropologique, écologique, éthique constitutif de notre Humanitude. C’est dans la « relation à autrui » que la carence semble la plus nette. Quoi de plus difficile que la relation à autrui faisant de l’autre une fin et non un moyen ? Les poètes comme Saint Exupéry dans le Petit Prince parleront d’apprivoisement nécessitant de la durée, d’autres plus inspirés de biologie parleront à propos de relation de « haute technologie de la reconnaissance et du sens » souvent pervertie en passion médiatrice d’accaparement et de pouvoir. Les Sel se vivant comme des réseaux de personnes de toutes origines sociales, ayant pour finalité l’échange, deviennent alors des laboratoires d’apprentissage multiple de la relation à l’autre. Il n’y a pas besoin de fréquenter longtemps un Sel pour s’en convaincre. La plus part des associations remplissent aussi le même rôle, mais à la différence des Sel elles ont un objet précis ( la passion de la musique, du sport, du théâtre..) pour médiatiser la relation. Mettre en avant la relation au-delà du cercle de ses frères ou amis proches, est un chantier pas si simple quand on sait que dans toute relation vraie c’est une part identitaire de soi même qui s’expose. Pas si simple quand dans ce pari de la confiance s’entrecroisent des visions du monde différentes, des espoirs et des souffrances accumulées qui doivent être parlées pour être dépassées. C’est un vaste chantier pour le Sel et sans doute avec les associations sa plus grande contribution et réponse à la béance de lien social et ses gouffres de solitudes sans précédents laissés par l’explosion du marché et de l’Etat caractéristique de la société industrielle. Faut-il laisser aux groupes fondamentalistes, défenseur d’une seule vérité exclusive des autres , le soin de faire communauté ou fratrie au-delà de la sphère de plus en plus étroite de la famille ou de quelques amis ? Les exemples abondent de la dérive des sociétés qui au nom du marché et/ou de l’Etat ont abandonné la dimension sociale du don et de la réciprocité aux logiques maffieuses enfermées sur elles mêmes. Ou faut-il donner les moyens aux réseaux associatifs ouverts, dont font partie le Sel, de réinvestir cette vacance du lien et du sens pour tisser de la mixité sociale ? Vaste chantier pour une économie qui se voudrait plurielle, plus participative et solidaire, dont les derniers événements renforcent l’acuité !

Un Enjeu de société Il n’est pas besoin de grande vision de prospective pour voir à quelle vitesse, les activités des hommes, chassés par les robots et les ordinateurs, de la production-redistribution de produits de masse, se reconvertissent dans les services à faible productivité du travail parce que chargés de contenu relationnel et informationnel. La où l’homme est irremplaçable. Il en est ainsi pour une grande part de l’éducation, de la santé, des loisirs actifs, de la culture, des services de proximité... . Dans ces champs réinvestis se jouent la définition d’un nouvel équilibre entre le commercial et le non marchand où l’usage du temps redevient primordial. Nous voilà revenu à notre Sel personnel du temps de notre première partie ! On le voit déjà, la marchandise convoitée n’est plus l’objet mais le temps humain. D’où le concept en marketing de « life time value » : la valeur du temps de vie du client. Si chaque seconde ou minute de votre vie devient une marchandise, combien valez-vous au total ? Ce n’est plus la vente d’un bien physique qui importe dans cette vision mercantile, mais son lien avec la vente d’un accès à durée limitée à un ensemble de services ou d’expériences sous forme d’abonnement, de cotisation, de taxe, de location. Déjà les plus riches dépensent autant pour l’accès à des services reliés ou des histoires qui remplissent leur vie, que pour devenir propriétaires de biens. Les firmes transnationales qui ont déjà compris que les biens et les services n’offrent plus assez de marge et qu’il faut se reconvertir sur la marchandisation du temps, ont les noms bien connues de AOL, Vivendi, Disney, Sony, Time Warner.... « Elles vendent l’accès à un flux d’expériences et non la propriété d’un bien physique » comme le fait justement remarquer le prospectiviste Jeremy Rifkin . Le danger devient alors que tout votre rapport intime au temps de la journée (notre Sel du Temps) devienne l’objet ou la cible d’un vaste réseau de relations commerciales et contractuelles et non plus d’un réseau social fondé sur la réciprocité et le don comme dans une association ou un Sel. La conséquence saute aux yeux : dans l’hyper choix vous n’avez plus de temps. Mieux encore votre manque de temps vous l’achèterez au prix fort commercial ! Cela devient alors une question de prospective parmi d’autres pour les Sel : quelle plus value de qualité apportent les échanges de réciprocité non monétaires par rapport aux réseaux commerciaux, dans cette compétition sur le temps ? Jamais au centre de l’interrogation de notre qualité de vie et art de vivre ne s’est posé aussi fortement la question de notre usage du temps pour qui, pour quoi faire ? Zapping, scoop, le temps nous échappe, comme nous a échappé notre rapport à l’espace ! Chute du temps, désastre de l’instant, il nous faut réapprendre la durée ! Une civilisation peut-elle survivre si toutes nos relations au temps sont commerciales et contractuelles avec le marché ou l’Etat, oubliant le don et la réciprocité ? Les américains semblent avoir fait leur choix qui prennent la réussite monétaire comme le signe d’une grâce de Dieu, qui confondent marché, démocratie et religion ! N’est-il pas significatifs que seulement 5% des américains se déclarent incroyants, alors que la barre des 50 % a été franchi en France, et que rares sont le français à croire que seule la « main invisible du marché » (ou l’argent Roi) va accroître leur qualité de vie. C’est pour cette raison que le chantier ouvert par le Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire sur une nouvelle politique des temps sociaux est de la plus haute importance s’appuyant sur le travail des associations. Car à l’inégalité croissante des revenus, s’adjoint l’inégalité encore plus contre productive de l’usage du temps. Quel gâchis que cette souffrance de ceux qui travaillent trop au risque d’eux même qui achètent le temps au prix fort, et qui côtoient la souffrance de ceux qui ne travaillent pas du tout, qui vivent sans revenu, un temps libre subi et pas choisi. Dans ce projet de loi « citoyenneté et temps sociaux » apparaît alors l’idée du crédit temps choisi accessible à chacun au moment choisi de sa vie ( à l’image du CIF, crédit individuel de formation) et du partage du temps expérimenté en France et en Italie. Cette expérimentation avait intériorisé un slogan qui nous ramène au rapport intime que nous entretenons avec nous même : « Avec le temps choisi, tes amis ne te demanderont plus ce que tu fais dans ta vie, mais ils te demanderont ce que tu fais de ta vie ». La redécouverte du sens ? François Plassard Sel Cocagne à Toulouse fplassar@club-internet.fr


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