Accueil du site Politique
 

(JPG) L’amérique en marche arrière

Sylvie Kaufman
Article publié le lundi 28 mai 2007.


Un autre symbole de l’Amérique de l’après-11-Septembre vient de s’effondrer avec la chute de Paul Wolfowitz. Sa disgrâce à la tête de la Banque mondiale, bien que provoquée par une faute personnelle, intervient au moment où méthodiquement, avec autant d’énergie qu’ils avaient mise à le construire, les Américains ont entrepris de démanteler un système dont les dérives, sous la direction du président George W. Bush, ont stupéfait leurs plus fidèles alliés et détruit leur image à travers le monde.

L’édifice est loin d’être rasé. Guantanamo existe toujours, les troupes américaines, faute de solution, ont été renforcées en Irak, et l’obsession sécuritaire continue de faire des Etats-Unis une terre inhospitalière pour des millions d’étrangers. Mais la victoire des démocrates au Congrès, en novembre 2006, a marqué un tournant qui reflète un changement profond des mentalités dans de multiples domaines. Comme s’ils ouvraient les yeux après un long sommeil, les Américains remettent aujourd’hui en question, non seulement leur occupation de l’Irak, mais les fondements mêmes de cette intervention.

C’est naturellement sur la scène politique que le retournement est le plus spectaculaire, mettant en difficulté, dans le sillage du président Bush, dont la côte de popularité n’a jamais été aussi basse, les élus démocrates qui ont autorisé l’invasion de l’Irak en 2002, comme Hillary Clinton, candidate à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2008. Au Congrès, M. Bush est confronté à l’offensive de ceux qui veulent cesser de financer la guerre. Les commissions parlementaires, désormais aux mains des démocrates, multiplient les auditions sur la politique de sécurité, pendant lesquelles les élus républicains ne sont pas les plus timorés pour soumettre les représentants de l’administration à la question.

A la faveur d’une de ces auditions, on a appris, fin avril, que le Pentagone avait poussé la propagande jusqu’à inventer des exploits militaires : ceux du caporal Pat Tillman, ex-star de football "tombé en héros au combat" en Afghanistan, et en réalité victime accidentelle de tirs de son unité, et ceux de la soldate Jessica Lynch, dont le sauvetage à Nassiryah avait tenu l’Amérique en haleine en 2003. C’est aussi devant une commission du Congrès que Valerie Plame, l’agente de la CIA qui a payé de sa carrière un article de son mari dans le New York Times contraire à la ligne officielle, a témoigné. Omniprésente, la guerre en Irak est devenue une guerre entre le président et la majorité démocrate.

M. Bush est d’autant plus sur la défensive que la plupart des partisans du néoconservatisme, qui a servi de fondement idéologique à l’intervention en Irak, soit ont quitté l’administration (Paul Wolfowitz, Douglas Feith), soit ont renié leur discours (Francis Fukuyama), soit se livrent, toute honte bue, à des critiques féroces de la manière dont les choses ont été menées (Richard Perle). Le vice-président Richard Cheney, autrefois tout-puissant, est affaibli, notamment par la condamnation de son ancien directeur de cabinet, Lewis Libby, pour le rôle qu’il a joué pour discréditer des opposants à la guerre d’Irak. L’ambassadeur à l’ONU John Bolton a été rappelé. Le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a été sacrifié après la débâcle électorale de 2006, et son successeur, Robert Gates, ne saurait marquer assez sa différence. M. Gates a demandé au Congrès de l’aider à trouver une solution qui permettrait de fermer la prison de Guantanamo, et, confronté à son premier scandale avec l’affaire du traitement peu glorieux des blessés de guerre dans les hôpitaux militaires, a aussitôt sanctionné les responsables, ce que M. Rumsfeld avait refusé de faire après le désastre d’Abou Ghraib.

Avec le zèle des convertis, l’ancien patron de la CIA, George Tenet, vient de dénoncer dans un livre cinglant l’aveuglement de l’équipe au pouvoir autour de M. Cheney au moment où elle a pris la décision d’envahir l’Irak, sans même avoir ouvert "un débat sérieux" sur la menace que représentait Saddam Hussein.

REMISE EN QUESTION VIRULENTE

C’est sans doute sur les justifications de l’intervention en Irak que la remise en question est la plus virulente, et ce n’est pas un hasard si dans la presse le rétablissement de la vérité prend parfois les accents de la vengeance. Le "quatrième pouvoir", qui avait fait tomber Richard Nixon, s’est laissé manipuler pendant l’invasion de l’Irak. Humiliés, les médias veulent à présent reconquérir leur crédibilité. Quelques beaux "scoops", sur les prisons secrètes de la CIA ou sur le scandale des hôpitaux militaires, vont dans ce sens : l’investigation reprend ses lettres de noblesse. Des livres racontent enfin la grande mystification des armes de destruction massive. D’autres symboles sont attaqués. Il n’est plus tabou, depuis que Tony Blair a ostensiblement abandonné la terminologie de "guerre contre la terreur", d’en critiquer le concept. L’arsenal juridique mis en place après le 11-Septembre dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et ses effets sur les libertés individuelles sont à leur tour contestés. Au cours d’un débat organisé à Bruxelles fin avril par le centre de recherche américain German Marshall Fund, le juge à la Cour suprême Stephen Breyer, autrefois très discret, a publiquement fait état de son désaccord avec M. Bush sur la question des libertés individuelles. "Nous devrions avoir une loi très stricte pour protéger les libertés publiques", a-t-il dit.

Lors du même débat, le principal auteur du Patriot Act, le juriste Viet Dinh, aujourd’hui professeur à l’université Georgetown à Washington, a reconnu que "le niveau d’acceptation du public à l’égard des mesures et restrictions" imposées par la lutte antiterroriste "diminuait". "C’est là, a-t-il ajouté, qu’il faut commencer à penser à des règles pour le long terme." L’attorney général Alberto Gonzales, qui a joué un rôle crucial dans la justification juridique de la torture et de la détention sans procès des "combattants ennemis", est lui aussi sur la sellette, pour une affaire extérieure à la lutte antiterroriste, mais dans laquelle la volonté de revanche de l’opposition est évidente.

Seule Condoleezza Rice, pourtant au coeur des décisions en 2003, a pour l’instant échappé à la curée, mais à quel prix ! En dialoguant désormais avec des représentants de l’"axe du Mal", comme les Syriens, en abandonnant toute prétention "démocratisatrice" en Egypte ou en tentant un forcing diplomatique au Proche-Orient, la secrétaire d’Etat a, elle aussi, renversé la vapeur. Au train où vont les choses, cela ne la protégera peut-être pas très longtemps.

Sylvie Kauffmann

www.lemonde.fr le 28 05 2007


Répondre à cet article

Forum de l'article