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Que reste-t-il du propre de l’homme ?

(JPG) par Catherine Vincent.
Article publié le dimanche 13 août 2006.


Cet article est extrait d’un dossier de 6 articles, "nos frères les singes", parus dans le monde.

Vous préparez votre sac de plage pour la journée ? Vous n’allez sûrement pas oublier d’y glisser votre crème solaire ni le roman que vous comptez lire quand la grosse chaleur sera tombée. Mais si vous pensez être les seuls animaux capables de faire un tel "voyage mental" dans le temps pour imaginer vos besoins futurs, vous vous illusionnez sur la spécificité humaine.

Des anthropologues du Max-Planck Institute de Leipzig, en Allemagne, viennent de découvrir que les orangs-outans et les bonobos sont, eux aussi, capables de s’organiser à l’avance, et de choisir l’outil qui leur permettra, quelques heures plus tard, d’obtenir une récompense. Une pierre de plus - il y en aura d’autres - dans le jardin de ceux qui s’obstinent à croire qu’une frontière radicale sépare l’espèce humaine des grands singes anthropoïdes. Nos cousins. Nos frères.

"Anthropoïdes" : qui ressemblent à l’homme. Grande taille, absence de queue, membres terminés par cinq doigts, dont un pouce opposable, encéphale volumineux, crâne haut surmontant une face ramassée et expressive : extérieurement, la proximité entre chimpanzé, bonobo, gorille, orang-outan, gibbon et homme (soit six espèces composant le groupe des hominoïdes) est indéniable. Et voilà qu’il en va de même en ce qui concerne le comportement, l’organisation familiale et sociale, le développement de l’intelligence ! Depuis que l’homme s’est décidé à observer les grands singes dans leur habitat, c’est-à-dire depuis à peine un demi-siècle, les découvertes ne cessent de bouleverser ce qu’il croyait être l’apanage de son espèce.

De quoi donner un sacré coup à notre orgueil, qui nous avait peut-être un peu trop vite placés au sommet de l’arbre généalogique des espèces... Le paradoxe est cruel : au moment même où ces primates sont menacés comme jamais de disparaître de leur milieu naturel, nous prenons conscience, dans toute son intensité, de la troublante continuité mentale qui existe entre eux et nous. Une histoire commune qui se loge aux balbutiements de l’humanité, et qu’il est urgent de protéger au mieux. Ne serait-ce que pour cerner, avant qu’il ne soit trop tard, ce qu’est véritablement le "propre de l’homme".

Où se cache-t-elle donc, cette nature humaine que nous ne partagerions avec personne ? Certainement pas dans notre bipédie, dont on sait désormais qu’elle n’est pas si différente (bien que plus affirmée) de celle des primates non humains. Dans nos capacités d’attachement, notre sens de la morale, nos facultés émotives ? Les grands singes ont des règles sociales et affectives bien établies, perçoivent la notion du bien et du mal, savent avoir de la joie ou du chagrin. Alors où ?

Dans notre culture ? Longtemps, ce rempart-là a tenu bon, y compris chez les primatologues. Mais le mur, une fois de plus, s’est fissuré, puis écroulé. On l’admet aujourd’hui : le cerveau des grands singes, comme celui des hommes, produit des images mentales qui les rendent capables d’anticiper, d’innover, d’adapter les expériences passées aux situations nouvelles de leur environnement... et de transmettre la leçon à leur descendance. Non par les gènes, mais par l’apprentissage.

En 1953, dans la minuscule île japonaise de Koshima, au large de Kyushu, le primatologue Kinji Imanishi fut le témoin d’une petite révolution technologique. En l’espace de quelques mois, les macaques vivant en liberté sur ce bout de terre vierge se mirent spontanément à laver les patates douces qu’on leur distribuait. Jusqu’alors, ils les mangeaient telles quelles, et s’abîmaient les dents sur la terre incrustée dans leur peau. Jusqu’au jour où Imo, jeune femelle de 18 mois, décida de nettoyer la sienne dans l’eau de la rivière. La tenant d’une main, la frottant de l’autre, elle répéta et perfectionna son geste pendant plusieurs jours.

Trois mois plus tard, les membres les plus proches de sa famille faisaient de même. Cinq ans encore, et les trois quarts des juvéniles et des jeunes adultes lavaient régulièrement leurs patates douces. Non plus dans la rivière, mais dans l’océan, s’octroyant par la même occasion un apport de sel. Seuls les vieux, en marge de la société active, n’adoptèrent jamais cette habitude.

Dans la culture orientale, on ne place pas à part l’espèce humaine sous prétexte qu’elle serait la seule à posséder une âme. Les primatologues japonais n’ont jamais hésité à donner des noms aux animaux qu’ils observaient ni à penser que chacun avait une identité et une personnalité différente. Aussi leur fut-il facile d’accepter la notion de culture animale. En Occident, ce fut une autre affaire. Mais l’étude des grands singes d’Afrique et d’Asie ne permet désormais plus le doute.

Si l’on admet que la culture est un mode de vie partagé par les membres d’un groupe mais pas forcément par d’autres groupes de la même espèce, qu’elle recouvre les savoirs, les habitudes et les compétences partagées par la fréquentation de ses congénères et par l’apprentissage auprès d’eux, il faut se rendre à l’évidence : nous ne sommes pas, sur la terre, une exception culturelle.

Car les grands singes, apparus il y au moins 14 millions d’années, ne se contentent pas d’avoir, avant nous, utilisé divers outils de pierre, d’os ou de bois. Ils les ont aussi créés. Ou du moins détournés de leur fonction première pour leur attribuer d’autres usages. Et ces "inventions", comme celles des peuples humains, diffèrent considérablement d’une communauté à l’autre.

En Tanzanie, sur le site de Gombe, où Jane Goodall, la première, a observé dans la nature des groupes de chimpanzés, ceux-ci excellent dans la pêche aux fourmis : pour atteindre ce mets de choix, ils effeuillent une brindille de taille adéquate, puis l’introduisent dans la fourmilière pour y prendre ses occupants au piège. En Sierra Leone, ils ne se déplacent pas sans leurs tongs : fabriquées à partir de brindilles coincées sous la plante des pieds, elles leur permettent d’escalader sans douleur le tronc épineux des kapokiers, pour y cueillir les fruits dont ils sont friands.

Ailleurs, ils se confectionnent de douillets petits coussins pour s’asseoir au sec dans le sous-bois détrempé. Se gratter le dos fait partie des rituels d’épouillage dans la réserve tanzanienne de Mahale, mais nulle part ailleurs. Pour la "danse de la pluie", à laquelle se livrent, tous poils hérissés, les mâles dominants à l’arrivée d’une averse tropicale, c’est le contraire : on l’a observée dans tous les groupes de chimpanzés étudiés jusqu’alors... sauf - allez savoir pourquoi - chez ceux de Bossou.

Plus troublant encore : en Guinée et en Côte d’Ivoire, nos proches cousins utilisent marteau et enclume pour casser des noix. La méthode, qui comporte des variantes d’un groupe à un autre, ne s’éloigne guère de celle que l’on prête aux hommes du paléolithique ancien (1,8 million d’années) et relève d’un véritable apprentissage : les jeunes mettront trois ans pour l’acquérir, et trois de plus pour que leur compétence approche celle de leurs aînés.

En 1999, la très sérieuse revue scientifique Nature prend acte de ces observations éparses, et publie un article qui fera date. Signé par neuf grands noms de la primatologie mondiale, il recense 65 types de comportements dont la pratique, transmise de parents à enfants, peut être totalement ignorée par la communauté voisine. Son titre : "Cultures chez les chimpanzés". Mais c’est de l’orang-outan que viendra la plus grande surprise de ces dernières années. Un singe solitaire et tranquille qui ne subsiste en liberté que dans les îles asiatiques de Sumatra et de Bornéo, et qu’on avait injustement jugé en limitant ses prouesses technologiques au fait de se gratter les fesses avec des branchages ou de se couvrir la tête de feuilles pour se protéger de la pluie.

L’aventure a eu lieu dans le marais de Singkil, dans la région de Suaq, dans l’ouest de l’île indonésienne de Sumatra. Un paradis terrestre pour les orangs-outans, qui trouvent dans cet habitat humide une nourriture abondante tout au long de l’année. Alors que l’espèce, dans les forêts des zones sèches de l’île, est plutôt solitaire, plusieurs dizaines d’individus ont ici pris leurs habitudes collectivement. Ainsi que l’a découvert l’équipe de Carel van Schaik (université de Zurich, Suisse), ils utilisent deux sortes d’instruments. Des brindilles, qu’ils dénudent comme le font les chimpanzés, pour récolter fourmis, termites et miel, et de petites branches droites, qu’ils effeuillent puis placent solidement dans leur bouche, afin d’y faire choir sans se blesser les très nutritives graines du neesia, que protège une coque tapissée de petites aiguilles acérées.

Outils rudimentaires ? Peut-être. Mais la découverte essentielle est ailleurs. Elle réside dans la comparaison entre ce marais et celui de Batu-Batu, situé à un jet de pierre de là. Une zone tout aussi riche en fourmis, en miel, en neesias et en orangs-outans que le marais de Singkil, dans laquelle, pourtant, les singes roux n’utilisent aucun outil.

La raison ? Le fleuve Alas, passant juste entre les deux zones, et infranchissable pour un orang-outan. L’usage des outils a-t-il un jour émergé à Batu-Batu, pour disparaître ensuite faute d’un apprentissage social suffisant ? Aucun migrant venant de l’autre côté du fleuve n’a pu en tout cas y importer son savoir. C’est ainsi que les brindilles manufacturées de main de singe continuent de joncher le sol du marais de Singkil, quand celui qui lui fait face reste obstinément vierge de toute innovation technique.

Habitat identique, histoires distinctes... "Comme pour les chimpanzés, le fait d’observer des variations géographiques dans certains comportements des orangs-outans permet de conclure que la culture existe chez cette espèce", affirme Carel van Schaik, qui étudie la population de Suaq depuis plus de dix ans. Plus important encore au plan évolutif : les avantages acquis sur le site de Singkil ont manifestement encouragé les orangs-outans, habituellement solitaires, à rester groupés. L’ingéniosité de quelques-uns s’est transmise par l’apprentissage chez les petits (l’éducation des jeunes dure huit ans, et les bébés sont très assidus à apprendre ce que leur mère leur enseigne), par imitation chez les grands (les moins habiles observant les "maîtres"), l’ensemble ayant sans doute augmenté la capacité d’adaptation et les chances de survie du plus grand nombre. La culture, à Suaq, a stimulé l’intelligence.

Chimpanzés, bonobos ou orangs-outans, qu’importe : dans les sociétés de grands singes, la transmission des acquis permet à chacun de s’appuyer sur les générations antérieures. Lorsque les conditions sont propices, ces animaux peuvent ainsi devenir plus inventifs, plus innovants, et donc plus performants intellectuellement. Ainsi s’expliquent au passage les étonnantes prouesses obtenues chez les chimpanzés, qui, dans les années 1960, furent élevés dès leur plus jeune âge comme des petits d’homme : considérés à l’égal des humains, ces singes, très vite, apprirent à apprendre.

En fut-il de même pour notre propre espèce ? L’histoire culturelle de nos ancêtres a-t-elle interagi avec leurs capacités cérébrales innées à conceptualiser le monde ? La culture et l’innovation ont-elles progressivement développé notre intelligence, pour construire, comme le pense Carel van Schaik, "un nouveau cerveau à partir d’un ancien" ? Ce cerveau-là, en tout cas, n’a pas d’équivalent dans le règne animal. Trois fois plus gros que celui des singes anthropoïdes, il est la boîte noire dans laquelle continue de se cacher le propre de l’homme. Ou ce qu’il en reste, notamment le langage.

"Ils ne parlent point, de peur de travailler", supposait Jobson, un voyageur anglais qui, visitant l’Afrique dans les années 1620, avait pris les grands singes pour une race inconnue d’humains. Qui n’a jamais entendu parler du chimpanzé Washoe ? Du gorille Koko, de l’orang-outan Chantek, du bonobo Kanzi ? Tous ont appris à communiquer par signes, ou à désigner du doigt des icônes pour demander de la nourriture. Washoe, singe surdoué, enseigna même les rudiments du dialogue gestuel à Loulis, son rejeton adoptif.

Mais ces performances remarquables s’arrêtèrent là. Même s’ils sont capables d’apprendre plusieurs centaines de mots en langage des signes (la position de leur larynx leur interdit d’articuler les sons), nos cousins primates n’utilisent le langage que sur un mode impératif ou déclaratif. Ils ne racontent pas d’histoires, ils n’ont pas de formulation du futur, du passé ou du conditionnel, ils ne décrivent pas leur langage.

Ils peuvent penser, mais ils ne peuvent pas dire, et sans doute ont-ils peu d’interrogations sur leur condition simienne. A l’homme seul, l’espèce au gros cortex, revient le douloureux privilège d’avoir une conscience du monde. Une conscience de soi par rapport à ce monde. Et une conscience de cette conscience.

Par Catherine Vincent

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Cet article est extrait d’un dossier de 6 articles "nos frères les singes", constitué par l’auteure.


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