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Est il trop tard pour les sauver ?

(JPG) par Catherine Vincent
Article publié le dimanche 13 août 2006.


Il est minuit moins une pour les grands singes" : la formule, attribuée à Klaus Toepfer, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), est à peine excessive. Le 9 septembre 2005, à Kinshasa (République démocratique du Congo), 24 pays membres de l’ONU s’associaient pour faire une annonce dramatique et sans précédent : si rien n’est tenté par la communauté internationale, d’ici à 2015, tous les grands singes anthropoïdes auront disparu de la nature avant 2050.

Grand instigateur de ce cri d’alarme, le Grasp : Great Apes Survival Project, ou Projet pour la survie des grands singes. Mise en oeuvre en 2001 par le PNUE et l’Unesco, cette instance s’est donné pour mission "l’élaboration et l’application d’une stratégie mondiale pour la survie de toutes les populations de grands singes dans leurs écosystèmes dynamiques, évolutifs et naturels". Défi immédiat : "Ecarter la menace d’extinction imminente à laquelle doivent faire face la plupart des populations." Défi à long terme : "Conserver dans leurs habitats naturels les populations sauvages viables (...), et veiller à ce que, lorsqu’il y a des interactions entre elles et des populations humaines, ces interactions soient positives de part et d’autre et durables."

Une grand-messe de plus, pleine de bonnes intentions et non suivie d’effets ? Il est trop tôt pour le savoir. Mais les experts se mobilisent. En mai 2005 s’est ainsi tenu à Brazzaville (Congo) un atelier de travail, réunissant les meilleurs d’entre eux au niveau mondial, afin de définir un plan d’action régional pour la conservation des chimpanzés et des gorilles en Afrique centrale. Douze sites prioritaires ont été identifiés, soit au total plus de 150 000 km2 dans lesquels pourraient être protégés non seulement chimpanzés et gorilles, mais aussi toutes les autres espèces partageant ces habitats.

Une priorité a été dégagée : améliorer les mesures de recensement des populations. Mais le nerf de la guerre reste à trouver : au bas mot, 25 millions de dollars pour les seules actions urgentes (inventaire, lutte contre le virus Ebola et le braconnage, sensibilisation et éducation des villageois). En attendant, les grands singes continueront de voir leurs effectifs naturels diminuer. Et les zoos, de plus en plus, deviendront leur ultime refuge.

Indispensables parcs zoologiques ! Autrefois prédateurs d’animaux, les voilà devenus conservateurs. Dépositaires d’une mémoire vivante qui, un jour peut-être, permettra de repeupler la planète. En Europe comme aux Etats-Unis, nombre d’entre eux ont déjà investi cette nouvelle mission. Dans le cas d’une espèce ne subsistant dans la nature qu’en un seul endroit, comme les bonobos ou les orangs-outans, ils permettent d’éviter le pire : les animaux en captivité étant répartis dans plusieurs parcs, les catastrophes naturelles et les contaminations ne les atteindront jamais tous en même temps. Et leurs locataires, lorsqu’il s’agit de bons établissements, ne sont pas forcément plus malheureux que dans leur habitat naturel en cours de désintégration.

"Les zoos sont des lieux où les animaux ne rencontrent aucun problème majeur, hormis l’ennui pour certaines espèces. Quand ils se reproduisent, leurs petits grandissent et grossissent, surveillés quasiment 24 heures sur 24 par des soigneurs", précise Pierre Gay, directeur des zoos de Doué-la-Fontaine (Anjou) et des Sables-d’Olonne (Vendée). Des prisonniers "heureux" qui sont là, aussi, pour dire aux visiteurs que leurs congénères en liberté sont menacés. Et pour lesquels sont désormais mis en oeuvre des plans d’élevages internationaux qui permettent de connaître les effectifs en captivité, de programmer les naissances et d’organiser régulièrement des échanges, évitant la consanguinité.

En Europe, sous l’égide de l’EAZA (Association européenne des zoos et aquariums), plus de 150 espèces sont ainsi protégées et surveillées de près. Mais leur comportement n’en reste pas toujours naturel pour autant. Et moins encore lorsqu’il s’agit d’espèces évoluées comme les grands singes, que le contact répété avec l’homme ne peut laisser indifférents.

"L’histoire individuelle d’un animal en captivité n’est pas la même que dans son habitat naturel, et elle peut se transmettre d’une génération à l’autre", souligne la vétérinaire Marie-Claude Bompsel. Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, elle raconte la triste histoire de Lingga, un bébé femelle orang-outan dont on va bientôt fêter, à la ménagerie du Jardin des plantes de Paris, le premier anniversaire. Depuis qu’elle l’a mise au monde, sa mère, Wattana, s’en désintéresse complètement, et ce sont les soigneurs de la ménagerie qui ont dû, jour après jour, la toiletter et la nourrir.

Si Wattana, dont Lingga est le premier - et sans doute le dernier - enfant, se conduit en mère dénaturée, c’est qu’elle a elle-même connu une enfance malheureuse. Orpheline dès son plus jeune âge, elle a elle aussi été élevée "à la main", et n’a pas bénéficié d’exemple familial pour apprendre son métier de parent. Devenue grande, Lingga fera-t-elle mieux que sa mère ? "Lorsque les grands singes sont élevés par les hommes, ils s’humanisent", constate Marie-Claude Bompsel, " et cela ne leur rend pas forcément service".

Pour éviter ce risque, et pour que les zoos ne deviennent pas, d’ici quelques décennies, le seul habitat dans lequel survivront nos cousins anthropoïdes, que faut-il espérer ? Sans doute une autre façon de concevoir les rapports entre l’homme et les espèces dites "inférieures". Une réflexion plus approfondie sur les droits des animaux, dont plusieurs juristes et philosophes s’accordent à penser qu’ils constitueront le prochain grand combat moral.

Des droits, mais lesquels ? Pour Peter Singer, les choses sont claires. Connu pour son engagement extrême en faveur de la condition animale, ce philosophe australien est en effet à l’initiative de la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes (Great Apes Project), dont les signataires réclament, pour ces "doubles troublants de nous-mêmes", des droits s’apparentant aux droits de l’homme.

Ce courant se réfère notamment au philosophe du XVIIIe siècle Jeremy Bentham, grande source d’inspiration du mouvement en faveur des droits des animaux, qui écrivait en 1789, peu après que les colonies françaises eurent accordé à leurs esclaves noirs des droits fondamentaux : "Le jour viendra peut-être où le reste des animaux de la Création obtiendra ces droits." Une revendication que la philosophe française Elisabeth de Fontenay, qui n’a pas hésité à signer, en 2004, l’appel du Grasp pour sauver les grands singes, juge "contre-performante parce qu’exorbitante".

"D’abord, les droits de l’homme sont loin d’être un acquis, ils ne cessent d’être bafoués, et sans que les démocraties occidentales s’en préoccupent effectivement", souligne-t-elle. "Ensuite, il ne faut pas être scientiste, et faire découler le droit des dernières avancées du savoir. Sur le plan de la théorie, l’évolution fait de l’homme une espèce parmi les autres. Sur celui de la pratique historique, l’homme n’est pas une espèce, mais un genre dont on a un jour et, en principe du moins, à jamais, déclaré les droits. Il y a là une fondamentale différence de registre."

Auteur d’un monumental ouvrage sur l’animal (Le Silence des bêtes, Ed. Fayard, 1998), Elisabeth de Fontenay n’en prône pas moins "l’élaboration urgente et contraignante d’un droit spécifique des grands singes : qu’on empêche leur massacre, qu’on réduise au minimum le nombre de ceux que l’on soumet à l’expérimentation". Un acquis qui pourrait ultérieurement bénéficier à d’autres animaux, "dont on déterminerait, au cas par cas, les besoins et donc les droits spécifiques".

Parler de culture et de morale pour les grands singes, évoquer leurs droits : tout cela aurait fait frémir nos penseurs cartésiens il y a seulement trente ans. L’Occident n’est pas le Japon, où primate se dit o-saru-san : monsieur le singe. Mais l’éthologie s’est renforcée, les découvertes se sont accumulées, les frontières se sont brouillées. Et les mentalités, insensiblement, se sont modifiées. Un changement de sensibilité à laquelle les scientifiques eux-mêmes commencent à consentir, devenant moins soucieux d’éviter l’anthropomorphisme. Plus permissifs face à ce qui sépare, ou plutôt ne sépare pas, l’animalité de l’humanité.

Penser les grands singes comme des personnes ? Psychologue et philosophe à l’université de Liège, Vinciane Despret s’interroge sur cette évolution, qui rend aujourd’hui la chose possible. Elle remarque que chimpanzés, gorilles et orangs-outans, de plus en plus souvent portraitisés par les photographes, y ont gagné un visage, un regard. Et elle fait le pari que les singes eux-mêmes y sont pour quelque chose.

"Si les animaux ont réussi à mobiliser des chercheurs dans une aventure qui leur a conféré une autre identité", estime-t-elle, c’est qu’ils se sont activement engagés

dans la relation avec eux. Car "les animaux interrogés dans une relation chargée émotionnellement n’ont pas du tout la même chose à dire que dans des recherches qui exigent de bannir toute affectivité". Or ce sont précisément ces relations émotionnelles qui ont été longtemps et systématiquement reléguées "au statut d’anecdotes ou à l’anthropomorphisme de ceux qui les interrogeaient". Un changement de perspective qui ne concerne pas seulement les grands singes, mais qui prend pour nos proches cousins une ampleur particulière. Avec l’aide efficace des généticiens qui, plus que jamais, mettent en lumière notre proximité généalogique.

Survolons une dernière fois le grand arbre de l’évolution, où cinq espèces, l’homme mis à part, se partagent le statut de "grands singes". Les plus petits, les gibbons, sont aussi, au plan génétique, les plus éloignés de nous. L’orang-outan prend ensuite la tangente, puis le gorille, tandis que l’ancêtre commun du chimpanzé, du bonobo et de l’australopithèque poursuit sa route. Quand les deux lignées (chimpanzé et bonobo d’un côté, australopithèque de l’autre) se séparent à leur tour, elles garderont en commun onze chromosomes et la majeure partie de leurs gènes, soit 99 % de leur bagage héréditaire. L’homme, on ne le rappellera jamais assez, ne descend pas du singe : il est assis juste à côté de lui. Ce qui, au passage, envoie au panier ces vieilles illustrations à caractère scientifique sur lesquelles le quadrumane, se redressant et perdant progressivement ses poils, devenait l’homme préhistorique, puis l’homme moderne.

Question annexe : à quelle date s’est produite la divergence entre ce qui allait donner d’une part le chimpanzé, d’autre part l’homme ? Il y a 7 à 6,5 millions d’années, répondaient jusqu’alors les paléoanthropologues sur la foi des fossiles. Faux, rétorquent aujourd’hui les généticiens. Publiés dans la revue Nature du 18 mai 2006 par une équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT), les résultats d’une analyse de grande ampleur menée sur le génome de l’homme, du chimpanzé, du gorille, de l’orang-outan et du macaque rajeunissent en effet considérablement la date de la séparation entre ces deux rameaux de l’évolution et la situent entre 6,3 et 5,4 millions d’années.

Plus stupéfiant encore, cette étude semble indiquer que ce processus de spéciation a été long et complexe : après avoir divergé une première fois, les deux espèces anthropoïdes se sont sans doute retrouvées et hybridées entre elles, avant que chacune, définitivement cette fois, ne reprenne son chemin.

L e sang de notre ancêtre, mêlé à celui de l’ancêtre des grands singes actuels ? L’hypothèse demande à être confirmée, et la génétique, si elle précise souvent les données de la paléontologie, ne fournit pas toujours des datations fiables. Il n’empêche : à l’aube du troisième millénaire, il nous faut bien admettre que l’homme et le chimpanzé ont une longue et intime histoire commune. Quel contraste avec le XVIIe siècle, époque à laquelle les premiers spécimens de singes anthropoïdes étaient ramenés en Europe pour y être étudiés ! Affirmer une parenté entre eux et nous relevait alors de l’hérésie pure et simple. Pour s’y être risqué, le prêtre et philosophe italien Giulio Cesare Vanini fut brûlé vif, à Toulouse, en 1619.

Voici donc la dernière frontière, celle de la spéciation, celle que l’on avait encore la prétention de croire confortable, qui commence elle aussi à s’estomper ! On le sait désormais : avec moins de 1 % de différences entre le chimpanzé, le bonobo et l’homme, ce n’est pas au niveau de la génétique que se joue la spécificité humaine. Le propre de l’homme s’inscrit dans notre culture et dans notre histoire, faite de noblesses et de hontes. Faudra-t-il, au rang de ces dernières, endosser la responsabilité d’avoir laissé disparaître à jamais, et en toute conscience, nos frères les singes ?

Catherine Vincent

www.lemonde.fr


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