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Infernal manège des sondages

(JPG) Par Alain Garrigou
Article publié le vendredi 11 août 2006.


Devant la prolifération des sondages, il n’est pas de meilleure explication que l’histoire de l’ivrogne qui cherche sa clef sous un réverbère, non point parce qu’il l’a perdue à cet endroit, mais parce que là il y a de la lumière. De nombreux sondeurs, journalistes, politiciens et politologues vivent sous les réverbères. Dans une semaine ordinaire d’avril 2006, un an avant l’élection présidentielle, un sondage Ipsos - Le Point (20 avril) donnait un rapport de 51 à 49 % en faveur de Mme Ségolène Royal contre M. Nicolas Sarkozy. Un sondage TNS Sofres - Unilog (Le Figaro du 20 avril) annonçait le même résultat. Le score était inversé dans le sondage IFOP - Paris Match du 25 avril. Ces pourcentages furent cités en boucle sur toutes les antennes. Ces péripéties sont déjà oubliées.

Si on se fie à leur écho, ces sondages devaient avoir quelque importance. Pourtant, un résultat aussi serré n’a aucune valeur statistique du fait de la marge d’erreur (plus ou moins 3 %), et cela n’a guère de sens d’interroger sur des intentions de vote pour des candidats virtuels. On oublie aussi les expériences antérieures : trois mois avant le scrutin de 2002, les candidats Jacques Chirac et Lionel Jospin arrivaient en tête avec 23 % des intentions de vote, loin devant M. Jean-Pierre Chevènement, qui en obtenait 12 %, et M. Jean-Marie Le Pen, qui était gratifié de 8 % (Sofres, 4 février 2002) (1). L’organisation d’un palpitant suspense n’est-elle pas la meilleure justification ?

On admettrait volontiers l’idée de satisfaire la passion publique si l’on ne savait que les sondages sont plutôt impopulaires. Les enquêteurs français font mine de l’ignorer. Aux Etats-Unis, la profession admet franchement la difficulté. M. Evans Witt, président du Princeton Survey Research Associates, assurait : « Nous, les sondeurs, aimerions penser que le public nous aime. Mais, au mieux, le public tolère les sondeurs. Au pis, il pense que nous sommes à vendre au plus offrant (2). » Cette hostilité affecte les refus de répondre. Et là, le bât blesse car une dizaine d’appels téléphoniques sont désormais nécessaires avant d’enregistrer un questionnaire, et le taux de réponse diminue depuis vingt ans : « Pour une profession complètement dépendante de la gentillesse d’étrangers, précise M. Witt, c’est, en effet, une mauvaise nouvelle. »

Il faut donc chercher ailleurs les raisons de la prolifération d’« enquêtes électorales ». Leur publication est stimulée par les mécanismes de fixation des tarifs publicitaires de la presse, établis à partir des tirages et des citations des « supports ». Quand un périodique commande un sondage et qu’il est cité dans d’autres journaux ou revues de presse, ce périodique se fait de la publicité. Cité lui aussi, l’institut ayant réalisé l’étude s’en fait tout autant. Or la notoriété est vitale pour des organismes qui réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires avec le marketing commercial, mais dont les sondages politiques, ne représentant que 5 % à 10 % du chiffre d’affaires, sont les vitrines. En somme, grâce à la notoriété accumulée en politique, les sondeurs peuvent plus facilement obtenir des contrats pour interroger sur la consommation, les désirs et les marques de cosmétiques, par exemple. Ils ont en outre acquis un statut quasi officiel en se substituant au ministère de l’intérieur depuis qu’ils assurent la logistique des médias audiovisuels lors des soirées électorales (3). Les sondés potentiels se laisseront plus aisément convaincre, et les commanditaires apprécient la célébrité de prestataires qui « passent à la télé ».

La relation d’intérêt ne fonctionnerait pas avec autant de fluidité si les sondeurs et les journalistes ne s’entendaient aussi bien. On n’en finirait pas de multiplier les petits faits de l’intimité des plateaux médiatiques, fréquentés assidûment par les sondeurs (M. Roland Cayrol est, par exemple, le premier invité de « C dans l’air » de France 5), qu’ils remplacent au pied levé des invités défaillants (comme M. Stéphane Rozès, sur France Inter, le 21 avril 2006) ou qu’ils commentent doctement l’actualité (Mme Laurence Parisot, PDG de l’IFOP, fut invitée sur LCI le 14 décembre 2000 parce que son institut réalisait un sondage... le lendemain). L’image de l’institut étant en jeu, la délégation est rare. Les directeurs d’études politiques et d’instituts interviennent avec une disponibilité d’autant plus appréciée que les journalistes savent pouvoir obtenir d’eux les réponses qu’ils attendent. Penchés sur l’état de l’opinion, tels les anciens haruspices sur les entrailles des poulets romains, ces commentateurs déploient alors d’insondables talents pour conférer un cachet statistique à d’aimables bavardages.

Les amitiés naissent des longues fréquentations personnelles, mais plus encore de la similitude des façons de percevoir le monde et la politique. Cela prêterait seulement à sourire si la censure n’en était pas l’envers de la médaille. En 1995, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, les sondages, qui avaient d’abord sous-estimé le résultat de M. Chirac face à M. Edouard Balladur, l’avaient ensuite surestimé et n’avaient pas prévu l’arrivée en tête de M. Jospin. Alors animée par Anne Sinclair, l’émission « 7 sur 7 » de TF1 fut consacrée à cet « échec » avec un plateau exclusivement composé de sondeurs. On y défendit les sondages avec d’autant plus de facilité que la journaliste relaya gentiment les critiques les plus superficielles. On y entendit même un sondeur soutenir que c’étaient moins les sondages que les électeurs qui s’étaient trompés.

Lorsqu’ils imputent leurs erreurs à la tendance supposée des électeurs à choisir leur bulletin au dernier moment, les sondeurs omettent seulement de dire que, si la volatilité affecte les suffrages, elle affecte encore plus les réponses aux sondages. Manifestement, aucune leçon n’a été tirée, et quand une émission télévisée semble s’interroger à nouveau, avec un titre apparemment critique - « Faut-il croire aux sondages ? » (France 5, 6 mai 2006) -, sa présentation s’achève par une tout autre question : « Vont-ils tenir le coup jusqu’en 2007 ? » Il ne s’agit pas des sondages, bien entendu, mais des candidats qu’ils sont censés annoncer...

Cette absence de lucidité est le produit d’une connivence qui a progressivement interdit toute véritable mise en cause des sondages sur les grands médias. Sauf exception, la parole critique est bannie des antennes. Bien sûr, au soir d’élections contredisant les prévisions des instituts, des journalistes ironiques et des dirigeants politiques vaincus ont manifesté des critiques aux sondeurs, qui assurent ensuite, « off the record », que les uns et les autres s’excusent après leur passage à l’antenne.

Or si le bulletin météo n’influence pas le sens des nuages et la vitesse du vent, les sondages peuvent agir sur la réalité. On ne peut apprécier leurs effets comme s’ils n’étaient pas connus. En fait, ce ne sont pas les sondés mais les sondeurs et les journalistes qui s’invitent déjà à la sélection des candidats. Ainsi, le sondage déjà mentionné de TNS Sofres publié par Le Figaro, le 20 avril 2006, amenait l’AFP à titrer le matin une dépêche sur l’avantage de 51 à 49 % en faveur de Mme Royal. Dès 17 h 8, elle était insérée dans une nouvelle dépêche sur les réactions au sondage et les ralliements à la candidate présumée : une pseudo-information en provoquait une véritable.

Le commentaire des résultats risque-t-il de devenir une sorte de prophétie autoréalisatrice ? Des dirigeants politiques tentent de pousser des candidats. Les sondeurs s’y sont risqués, téléphonant, avant le premier tour de 2002, aux rédactions pour convaincre de la montée en puissance du « troisième homme », M. Chevènement.

Chacun observe déjà le déploiement de stratégies combinant sondages et médias. On risque de voir à nouveau des postulants éventuels préalablement exclus par le faible crédit que leur accordent les sondages - et ainsi coupés de ressources financières et militantes. En 2002, le candidat écologiste dûment investi, M. Alain Lipietz, a dû laisser la place car, maltraité dans les journaux et ne décollant pas dans les sondages, il faisait craindre le non-remboursement des frais de campagne à son parti. Et puisque nul ne nie plus les effets des enquêtes d’opinion sur le vote, il faut aussi admettre que la rencontre des pronostics des sondages et de la crédulité des états-majors a provoqué le surprenant résultat de l’élection présidentielle de 2002.

Toujours prompts à se réclamer de la démocratie, les sondeurs affirment que la participation des sondages à la sélection des candidats empêche les partis de la « confisquer ». Mais l’argent prend plus de place dans cette sélection quand les candidats consacrent l’essentiel de leur temps à promouvoir leur image plutôt que des idées. Est-il encore possible de parler d’idées, de programmes et de convictions alors que les sondages sont devenus la principale boussole des candidats et des gouvernements ?

Alain Garrigou Professeur de science politique à l’université Paris-X-Nanterre, auteur d’une Histoire sociale du suffrage universel en France, Paris, Seuil, 2002.

www.monde-diplomatique.fr

Juin 2006


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